Défaite des moulins à vents et victoire pour Don Quichotte !
par Dominique Blumenstihl-Roth
Les
ailes du célèbre Moulin Rouge, au bas de la Butte Montmartre, se sont
décrochées pendant la nuit du 25 au 26 avril 2024, tombant à terre, sans
faire heureusement de victimes. C'est la première fois qu'un tel
incident se produit depuis la création du cabaret en 1885, annonce le
chroniqueur sur la radio nationale France-Info.
Signe des temps ?
L'accident des ailes tombées a été commenté par tous les médias du monde donnant à l'événement une dimension symbolique dépassant l'anecdote.
L'accident des ailes tombées a été commenté par tous les médias du monde donnant à l'événement une dimension symbolique dépassant l'anecdote.
Comment
ne pas penser à Don Quichotte qui a quelques comptes à régler avec les
moulins, notamment au chapitre 8 du tome I de ses aventures. Il les
avait pris pour des géants. « — Quels géants ? demanda Sancho Panza. —
Ceux que tu vois là-bas […] Prenez donc garde, répliqua Sancho ; ce que
nous voyons là-bas, ne sont pas des géants, mais des moulins à vent, et
ce qui paraît leurs bras, ce sont leurs ailes qui, tournées par le vent,
font tourner à leur tour la meule du moulin. »
La
vision dite « objective » de Sancho, baignée dans le réalisme
ordinaire, ne parvient pas à considérer que la réalité observée est la
représentation symbolique d'une situation culturelle et sociale. Ces
moulins ne sont pas de simples outils d'industrie comme le voudrait la
raison ordinaire. Don Quichotte voit en eux tout autre chose, aussi
retoque-t-il immédiatement la pensée de son ami et lui signifie : « On
voit bien que tu n'es pas expert en fait d'aventures : ce sont des
géants te dis-je ; si tu as peur, ôte-toi de là et va te mettre en
oraison pendant que je leur livrerai une inégale et terrible bataille. »
Nous connaissons la tragique issue de l'affaire : d'avoir osé les
affronter en combat singulier, Don Quichotte se retrouve en fâcheuse
posture, jeté à terre et couvert de bleus. « Au moment où il perçait
l'aile d'un grand coup de lance, le vent la chasse avec tant de furie
qu'elle met la lance en pièce et qu'elle emporte après elle le cheval et
le chevalier, qui s'en alla rouler sur la poussière en fort mauvais
état… »
Don
Quichotte avait reconnu en ces moulins le symbole des forces
obstaculaires qui l'empêchaient d'accomplir sa mission : ils
représentent les édifices intellectuels, collèges en tout genre, captant
l'énergie pour la transformer en force productrice conventionnelle
tournant toujours dans le même sens et broyant le grain (de la pensée)
sans jamais en assumer l'aboutissement. La farine que l'on y récolte
n'est jamais qu'une étape du processus de la pensée, le concassage des
grains ne pouvant persister au-delà d'une certaine durée. La farine
moulue n'est pas l'aboutissement du processus mais une étape vers la
panification qui fait appel, après le minotage, au travail à haute
valeur culturelle ajoutée du boulanger.
La
chute des ailes nous signale que le temps réservé au « moulin » est
terminé. Le broyage au travers des meules est achevé. Désormais une
étape s'ouvre, exigeant que la farine quitte les ateliers des meuniers
et soit pris en charge par d'autres ouvriers qui sauront engager
l'élaboration du grain de blé en concept consommable. Fin d'une époque.
Fin des « dinosaures » de la pensée occlusive. La chute des ailes qui
actionnaient le « Moulin rouge » signale la victoire de Don Quichotte ;
elle donne tout son sens au titre du chapitre 8 du chef d'œuvre
cervantien qui prédisait : « du beau succès qu'eut le valeureux Don
Quichotte dans l'épouvantable et inimaginable aventure des moulins à
vent… »
La victoire de Don Quichotte est un fait acquis.
Le
« Moulin rouge » dépourvu de ses ailes indique que Paris est en cause :
la culture française a pour mission de débloquer le message du
Quichotte jusqu'alors confiné dans des acceptions désuètes mille fois
ressassées. Il est temps que la phase transformatrice de la panification
prévale, mission française de produire le pain culturel à haute valeur
énergétique quichottienne : manger le pain, c'est-à-dire les preuves
solides, travaillées par l'effort humain appuyé sur la raison par quoi
le symbolisme quichottien « fend l'armure ». Il devient source d'éthique
en remplacement de l'ordre que voulaient imposer les « Géants ».
Harcelé par ces créatures, Don Quichotte n'a de cesse de les défier. «
Nous devons tuer l'orgueil dans les géants » s'écrie-t-il au chapitre 9,
tome II, s'en prenant à ces forces d'oppression qui, en son temps,
contraignaient la liberté. Voit-il des masses noires qui entourent un
carrosse qu'il pense que ce sont des enchanteurs ayant enlevé quelque
princesse : il lui appartient de « défaire ce tort à tout risque et de
toute ma puissance. »Sancho l'avertit : « Ceci m'a l'air d'être pire que
des moulins à vent. Prenez garde, seigneur ; ce sont des là des moines
de l'ordre de Saint-Benoît… »
Sancho
apporte là quelques éclaircissements sur l'identité des « Géants »
institutionnels de cette époque. L'Inquisition comme appareil politique
d'Etat ? Mais aujourd'hui, quels « Géants » affronterait-il ? Nous ne
saurions en donner une liste détaillée quand il s'agit essentiellement
d'une modalité de penser conditionnant l'esprit. Entrent dans la
catégorie des Géants tous les « Caraculiambro » — nom emblématique de
l'un des Goliath auquel se mesure Don Quichotte — êtres adonnés à la
polarisation excessivement « hyponeurienne ».
La
couleur rouge du fameux bâtiment est, elle aussi, porteuse de
symbolique : toute personne sensible à l'imagerie biblique se souvient
qu'Esaü, le frère ennemi de Jacob — tous deux fils d'Isaac. Il est
surnommé Edom, « le Rouge ». En lui s'incarnent certaines valeurs dont
on sait combien elles prospèrent s'agissant de la brutalité et du
recours systématique à la violence. D'un caractère impétueux , jaloux de
n'être pas le réceptionnaire de l'Alliance — dont il ne voulait pas —
il n'a cesse d'organiser l'opposition à la Connaissance en donnant
priorité à ses fascinations matérialistes idolâtriques. Esaü est le nom
du « Géant » dressé contre Jacob, adversité ontologique et non pas
psychologique de la force antagoniste qui revendique la bénédiction sans
pour autant assumer la responsabilité spirituelle de la vocation
humaine. La chute des ailes du « Moulin rouge » s'interprète selon les
critères de l'herméneutique — à moins de rester férocement centré sur le
caractère anecdotique du fait divers, mais alors pourquoi les médias en
font-ils un « événement » ? — une alerte signant la fin d'une époque,
une chute : un arrêt touchant un style de pensée et d'action. Fin des
temps caïniques où le gourdin servait d'argument, fin des temps
d'Esaü-Edom asservissant l'humanité à son fétichisme de pouvoir
personnel.
Ouverture des temps quichottiens sous la guidance de « l'éthique dulcinéenne » !
C'est dans cet esprit que s'avance le projet éditorial des « Nouvelles exégèses de Don Quichotte ». Le premier volume de la série s'intitule « La Barque enchantée ».
Nouvelles exégèses de Don Quichotte, tome I
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