Le Mystère de Don Quichotte. Par François Sonkin. Article paru dans l'Express.


Le Mystère de Don Quichotte
Article de François Sonkin,
paru dans l'Express du 31 janvier 1966

par Dominique Aubier


L'essai de Dominique Aubier constitue une tentative tout à fait originale de pénétration dans le mystère du Quichotte. Au début de son livre, elle feint de s'agacer de la mauvaise foi de Cervantès, qui tente d'amoindrir le lecteur par un prologue et en le désoccupant (« desocupado lector » : j'aurais préféré traduire le mot « desocupado » par disponible). C'est abasourdi par sa liberté toute neuve que le lecteur rencontre Don Quichotte et Sancho Panza, essayant de confronter leur idéal avec le monde. Mais Dominique Aubier ne se laisse pas prendre par ce stratagème ; elle veut nous démontrer que les aventures du Quichotte ne sont que les aventures vécues du Verbe.
Le chevalier vit ses lectures tout comme le prophète Ezéchiel prêche le peuple juif d'essayer de vivre selon la révélation de Moïse. Réinsérant le Quichotte dans l'Histoire, Dominique Aubier démontre, d'une façon parfois convaincante, que ces aventures, poir les initiés kabbalistes, ne sont que le moyen, dans l'Espagne de l'Inquisition, de faire survivre secrètement le Verbe parmi les Juifs persécutés.

Dulcinée
Les exemples ne manquent pas pour défendre cette thèse : Dulcinée n'est autre que la Shekka, femme du roi. (ndlr : Dominique Aubier écrit plutôt : La Schékina, fille du roi). La Mancha (la Tache en espagnol) qui doit être effacée appelle la pureté. Don Quichotte est le Juif errant. Sancho est l'homme à l'état brut qui reçoit la parole révélée par le prophète Quichotte. Le Talmud a été brûlé six fois, comme les livres de l'ingénieux Hidalgo. C'en est presque trop et nous doutons de cet occultisme. Mais cette méfiance ne dure pas et nous sommes bientôt séduits par la haute voltige des petits signaux.

Les petits signaux s'accumulent et on relit Don Quichotte à l'affût de révélations secrètes, de très menus symptômes. On devient soupçonneux à chaque ligne. Ainsi, la lettre Z sur laquelle bute Cervantès, dans Le Curieux malavisé, n'est autre que le Zohar, et le Zohar, c'est le livre de la Kabbale, le livre secret comme Don Quichotte est le livre inexplicable pour ceux qui n'ont pas reçu la lumière. Nous voilà devenus des cervantistes kabbalistes et cela, ma foi, n'est pas désagréable du tout. Le combat contre les moulins à vent contient une allégorie et même plusieurs, dont je vous laisse le plaisir de la découverte. Quant à l'Hidalgo, il lutte peut-être pour tenter de concilier les trois religions qui occupent l'Espagne à cette époque.
Don Quichotte, cette espèce de roman autobiographique dissimulé dont Georges Lukacs fait le type du roman démoniste (cf : La Théorie du roman, éd. Gonthier), n'est-il pas tout simplement la forme romancée et mystique du Zohar ?

Cette folie douloureuse
Les moulins à eau qui effraient tant Don Quichotte et Sancho nous ramènent à l'eau, symbole primordial pour les Juifs : Don Quichotte, en effet, ne les attaque pas. Enfin, pour achever de nous séduire et nous communiquer des dons de voyance, Dominique Aubier nous élucide les « acrobatiques appellations de ce fou ». Quixada, Quixana et Quixote. La lettre X est le pivot qui divise chacun de ces noms en deux partie. « Ote » signifiant le secret, « ana » les choses, et « Qui » et « Que » correspondant à « Ma » et « Mi », les deux grandes interrogations hébraïques. Don Quichotte n'est-il pas le roman de l'inquiétude ?

Dominique Aubier a-t-elle résolu le problème du Quichotte ? Ce n'est pas impossible. En tout cas, si elle ne persuade pas les « cervantistes » traditionnels, elle peut leur donner envie de devenir des kabbalistes ; cette situation de voyante extralucide n'a rien de désagréable. Mais que Don Quichotte soit ou non un prophète déguisé et Cervantès un kabbaliste de génie, ils retiennent la grande question, celle du sort de l'homme, alternante conversation de l'espoir entre Sancho, Don Quichotte et tous les autres ? Don Quichotte est un des grands livres qui permettent à l'homme d'échapper à sa condition.
Cette tentative d'explication rationnelle du Quichotte ne m'a pas modifié. J'ai relu les aventures de ce merveilleux homme avec les mêmes joies, les mêmes émotions qu'avant mon initiation, j'ai retrouvé intact le Don Quichotte de l'enfance et le Don Quichotte de l'adulte, j'ai retrouvé intact mon refuge dans cette folie douloureuse et étonnée, dans ce défi permanent, dans cette utopie inquiète. Don Quichotte reste pour moi le bon sens et l'envie de vivre révélés à la plus grande profondeur.

François Sonkin, 
pour L'Express

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